La proposition de loi conférant aux notaires la compétence de prononcer le divorce par consentement mutuel entre époux a provoqué une déferlante de réactions indignées. Une de plus.

Cette proposition, portée par 105 députés de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), s’inscrit dans le cadre d’un projet de révision de la législation encadrant la profession de notaire public. Elle prévoit que le divorce par consentement mutuel puisse être prononcé par un notaire, à condition qu’il n’existe ni litige ni préjudice entre les époux.

D’après Youssef Toumi, l’un des députés à l’origine de cette initiative, cette mesure vise à alléger la charge qui pèse sur les tribunaux, confrontés à un nombre croissant de dossiers de divorce. Il assure que le projet de loi prend en considération la situation des enfants mineurs, puisque l’accord entre les parents devra être validé par le juge de district afin de garantir la protection des droits de l’enfant.

Toumi souligne également que des séances de médiation pourront se tenir au sein du bureau du notaire, en présence des avocats des deux parties. Cette disposition vise à assurer un cadre légal approprié ainsi qu’un accompagnement adapté.

Selon le député, cette initiative permettra de mieux encadrer et de simplifier les procédures de divorce par consentement mutuel.

Saper les acquis des femmes : une alerte généralisée

Depuis l’annonce du projet de loi, plusieurs associations sont montées au créneau pour le dénoncer. En tête, l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), qui a exprimé sa “profonde inquiétude”, appelant au retrait pur et simple de cette initiative législative.

D’après cette organisation féministe, le projet “entraînerait un changement fondamental dans les bases juridiques de la dissolution du lien matrimonial, en remplaçant la décision judiciaire par la volonté individuelle et un contrat privé”. Et de rappeler que “le divorce n’est pas un acte juridique ordinaire”.

Même son de cloche du côté de Monia Ben Jémia, professeure émérite à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, et militante féministe, interviewée par Nawaat.

Nawaat photos – Seif Koussani

Dans les affaires de divorce, le juge statue après de nombreuses investigations pour s’assurer, entre autres, que le consentement des parties est éclairé. Et ce, même lorsqu’il fonde sa décision sur un accord, explique-t-elle.

L’accord est donc soumis à un contrôle judiciaire, dans le but d’assurer l’égalité entre les parties, l’absence de pressions ou de contraintes, et d’éviter tout abus de pouvoir. Le rôle des notaires, lui, se limite à l’authentification des actes juridiques : ils se contentent d’attester de la validité des signatures.

L’introduction d’un tel article dans une loi ordinaire contrevient également à l’article 75 de la Constitution de 2022, qui exige le recours à une loi fondamentale lorsqu’il s’agit de justice, de libertés, de droits de l’homme ou de l’état civil. Cette proposition priverait aussi le justiciable du droit à l’appel, ce qui est contraire à l’article 123 de la Constitution, qui garantit le droit à un double degré de juridiction.

En somme, le notaire constate, il ne juge pas, et ne dispose d’aucun pouvoir de trancher. Il ne peut réviser un accord qu’après un nouvel accord entre les parties, comme l’ont expliqué les professeurs de droit Khalthoum Mziou et Ali Mezghani.

Ce projet de révision de la loi ne tient surtout pas compte de la réalité socio-économique des femmes et des enfants, marquée par la discrimination, la vulnérabilité et l’appauvrissement des femmes.

Comme en témoigne l’ATFD, à travers son travail de terrain : “De nombreuses femmes acceptent le divorce par consentement mutuel sous pression, par ignorance de leurs droits ou parce qu’elles n’ont pas les moyens d’intenter une procédure de divorce pour préjudice”, explique l’association.

A noter que l’Ordre des avocats tunisiens s’est exprimé contre cette initiative, tout comme l’Union nationale de la femme tunisienne, pourtant proche du pouvoir.

Il convient de rappeler que le Code du statut personnel (CSP) distingue trois types de divorce en Tunisie : par consentement mutuel, à la demande de l’un des époux en raison d’un préjudice subi, et à la demande du mari ou de la femme.

L’article 32 dudit code est explicite : “Le divorce n’est prononcé qu’après que le juge de la famille ait déployé un effort dans la tentative de conciliation demeurée infructueuse (…)”.

Le nombre de divorces en Tunisie est en augmentation : 14 706 cas au cours de l’année judiciaire 2021-2022, contre 12 598 l’année précédente. Le divorce par consentement mutuel arrive en tête avec 5 708 jugements, suivi du divorce à la demande de l’époux (4 199 cas), puis de celui à la demande de l’épouse (3 399 cas). Les divorces pour préjudice ont été sollicités par 667 femmes et 633 hommes, selon les données du ministère de la Femme.

Un retour en arrière politique et symbolique

Au-delà de l’aspect juridique, cette initiative ébranle les acquis des femmes tunisiennes, notamment la vision moderniste portée par l’État indépendant à travers la promulgation du CSP, relève Ben Jémia. Ce code est né d’une volonté d’unification du système judiciaire sous l’autorité de l’État, marquée par la suppression des tribunaux religieux.

Il a profondément transformé le régime du divorce en supprimant le droit unilatéral du mari à répudier son épouse, instaurant une stricte égalité entre les conjoints. Tout divorce, quelle qu’en soit la forme, devait désormais être prononcé par un juge. Cette réforme a constitué un tournant majeur dans la perception des relations conjugales et du rôle de la femme dans la société.

Nawaat photos – Seif koussani

Ces avancées ont distingué la Tunisie des autres pays arabo-musulmans, voire de certains pays occidentaux.

Pour les militantes féministes, cette proposition législative n’est pas fortuite, mais s’inscrit dans un contexte politique où les droits et libertés sont relégués au second plan.

L’ATFD alerte sur une série de tentatives visant à affaiblir les acquis des femmes, notamment en matière de divorce, de protection des enfants et d’obligation alimentaire.

“On appellera à supprimer la pension alimentaire le jour où il y aura une égalité des droits et des chances entre les hommes et les femmes, le jour où celles-ci ne seront plus marginalisées, lorsqu’elles ne craindront plus de rentrer tard chez elles la nuit”, ironise Raja Dahmani, présidente de l’ATFD dans un entretien avec Nawaat. Elle rappelle que la pension alimentaire vise à protéger les droits et la dignité de la femme, ainsi que ceux des enfants.

Les femmes divorcées sont parfois accusées de profiter de la pension alimentaire pour mener une belle vie. Ce discours, qui se veut humoristique, pullule sur les réseaux sociaux. Mais sous couvert d’humour, il véhicule une misogynie décomplexée. Et celle-ci ressurgit avec force à l’occasion de ce projet de loi.

“Dans les temps de crise comme ceux que nous vivons aujourd’hui, ce sont toujours les plus vulnérables qui sont visés. En l’occurrence, les femmes”, alerte Monia Ben Jémia.

Et d’insister : l’argument du désengorgement des tribunaux n’est qu’un prétexte pour s’en prendre aux droits des femmes.

Si on veut désengorger les tribunaux, il faudrait une stratégie globale, incluant notamment l’informatisation des dossiers, la dépénalisation de certains délits. Or aujourd’hui, tu peux être traîné en justice pour un mot qui dérange.

Avec ce projet de loi, les droits des femmes risquent de régresser, ou au mieux de stagner. Sous le régime actuel, le discours féministe appelant à la réforme du CSP n’est plus audible. À une certaine époque, la création de la Commission pour les libertés individuelles et l’égalité (Colibe) par l’ancien président Béji Caïd Essebsi avait ouvert le débat sur la suppression de la notion de “chef de famille”, la dot ou encore l’égalité successorale. Ces réformes, bien que non concrétisées, faisaient alors l’objet de discussions, parfois même violentes, de la part des islamistes. Aujourd’hui, même le débat n’a plus lieu d’être.

Sous le règne du président Kais Saied, ces thématiques ne sont plus à l’ordre du jour. Le chef de l’État l’a dit clairement, bien avant son élection : pour lui, le texte coranique est clair, et repose sur “la justice” et pas l’égalité. Selon lui, celle-ci piétinerait tout le système matrimonial où l’homme est chargé de subvenir aux besoins de la femme et des enfants. Il admet que l’ijtihad (effort d’interprétation) est permis, mais seulement dans les limites du système établi.

Au-delà de ses convictions religieuses, il balaie d’un revers de main l’évolution d’une société où les femmes participent activement à l’institution du mariage, tant sur le plan financier que mental. Les voix critiques à son encontre peinent à se faire entendre. L’urgence n’est plus à la réforme sociétale, mais à la libération de celles et ceux qui les réclament.