Depuis plus d’un siècle, le Code pénal tunisien inflige une double peine aux personnes LGBTQI+.Cela va du recours au test anal –auquel la majorité des prévenus sont soumis de force- jusqu’aux mauvais traitements infligés par les détenus ou les agents pénitentiaires, en guise de punition pour leur identité de genre et/ou orientation sexuelle. En revanche, la Tunisie nie devant la communauté internationale qu’elle persécute les personnes LGBTQI+, affirmant que le nombre d’arrestations fondées sur les dispositions de l’article 230 ne cesse de baisser depuis 2017.

Lors de l’examen du rapport périodique global du Conseil des droits de l’homme des Nations unies en février 2023, la Tunisie a nié toute poursuite judiciaire à l’encontre des personnes LGBTQI+ en raison de leur identité de genre et/ou orientation sexuelle. Dans sa réponse, le gouvernement a déclaré que, depuis 2017, seules trois personnes auraient été poursuivies en vertu de l’article 230, et que ces individus n’auraient pas été soumis à un test anal. Il a précisé que cette procédure n’était utilisée en Tunisie que pour prouver un viol sur mineur, et non pour poursuivre les personnes LGBTQI+.

Cela dit, des données officielles obtenues par Damj, l’Association Tunisienne pour la Justice et L’égalité, auprès du ministère de la Justice en 2021 contredisent la version présentée par la Tunisie devant le Conseil des droits de l’homme. Le ministère reconnait en effet que le nombre des personnes emprisonnées en vertu de l’article 230 du Code pénal a atteint 154 en 2020. Le chiffre le plus élevé après la révolution a été atteint en 2015, avec 320 détenus, dont 4 femmes. Sachant, par ailleurs, que le nombre de personnes emprisonnées en application dudit article a atteint 222 en 2018 et 177 en 2019.

Des témoignages contredisent la version officielle

Nawaat a recueilli le témoignage de A. J., arrêté en vertu du controversé article 230 et condamné à trois mois de prison. En 2018, il a été placé à la prison civile de Sidi Bouzid.

L’affaire de A.J., alors âgé de 22 ans et membre de la communauté LGBTQI+, a commencé le jour où il rendait visite à son partenaire dans une délégation du gouvernorat de Sidi Bouzid. Une dispute a éclaté entre son partenaire et un voisin et a vite dégénéré. A. J. sera arrêté en même temps que son compagnon et le voisin. Il raconte à Nawaat :

Je n’ai pas compris pourquoi j’ai été arrêté avec mon partenaire et son voisin, d’autant plus qu’il n’y avait aucune preuve légale de l’accusation portée contre moi. Suite à une plainte déposée par le voisin, la police a confisqué le téléphone de mon partenaire et obtenu les vidéos et les photos qui s’y trouvaient, mais n’a trouvé aucune preuve contre moi. Nous avons été placés dans deux cellules séparées au poste de police de Menzel Bouzayene ; j’étais alors jeune. L’un des agents pénitentiaires a essayé de me harceler en me montrant son membre. Je me suis défendu, alors il s’est vengé en urinant sur moi. A ce moment-là, j’ai pensé à m’évader. Tous les agents dormaient cette nuit-là. J’ai réussi à me libérer de mes menottes. J’ai scruté les lieux, puis j’ai récupéré ma carte d’identité, ainsi que le procès-verbal de mon interrogatoire. J’ai escaladé la porte extérieure du poste de police et me suis faufilé à travers les champs d’oliviers et les collines. Au lever du jour, je me suis retrouvé dans la ville de Meknassi. Mais je n’ai pas eu de chance : la police était déjà à mes trousses, une voiture passait devant moi. J’ai pris la fuite et me suis planqué dans la maison de la culture. Les personnes présentes m’ont balancé à la police qui est venue m’arrêter. Dans leur alerte, les agents m’avaient présenté comme terroriste en fuite.

A.J. a de nouveau été interrogé, battu et insulté en raison de son identité de genre. Son téléphone a été confisqué et l’un des agents a appelé son père pour lui dire que son fils était en mis en garde à vue pour homosexualité. Cet appel avait à l’époque suffi pour que sa famille rompe tout lien avec lui. Son père ne lui a pas rendu visite pendant toute la durée de son incarcération. A.J. a ensuite été déféré devant le procureur de la République, avant d’être condamné à six mois de prison.

A.J. se confie à Nawaat : « Les agents pénitentiaires se sont vengés de moi, d’abord à cause de mon identité de genre, puis à cause de ma tentative d’évasion. Dès mon arrivée à la prison civile de Sidi Bouzid, ils m’ont ordonné de me déshabiller et m’ont battu. Ensuite, ils m’ont jeté dans une cellule avec des prisonniers âgés de 18 à 30 ans. Ils étaient tous au courant du chef d’inculpation retenu contre moi. C’est pourquoi ils m’ont empêché de dormir dans la cellule, certains m’ont agressé physiquement et m’ont forcé à dormir dans les toilettes. Chaque jour, j’avais droit à deux gifles de la part des agents, au moment du comptage des prisonniers, le matin et le soir. C’est là que j’ai compris que j’allais vivre un enfer. »

Juin 2024, Tunis – « Notre identité n’est pas un crime », « A bas l’article de la honte, vestiges du colonialisme ! », tels sont les slogans scandés par l’association Damj, qui réclame la fin de la double peine infligée aux membres de la communauté LGBTQI+. Photos : Nawaat/Alaa Agrebi

A la prison de Sidi Bouzid, les détenus étaient répartis dans trois salles en fonction de leur âge : la première, appelée salle des jeunes, accueillait les détenus âgés de 18 à 30 ans. La deuxième regroupait ceux ayant entre 30 à 45 ans, et la troisième, enfin, était réservée aux plus âgés.

A.J. a été transféré dans la salle des aînés, où ses codétenus l’ont forcé à dormir dans les toilettes. Selon lui, les transferts de prisonniers d’une salle à l’autre se faisaient à la demande du «cabrane» (chef de cellule), en coordination avec les agents pénitentiaires, notamment lorsqu’un détenu plaisait à ce dernier. A. J. raconte dans son témoignage :

J’ai été harcelé en permanence et soumis à un chantage : soit j’acceptais des rapports sexuels avec le « cabrane » ou l’un des prisonniers, soit c’était l’enfer, comme dormir dans les toilettes et être privé de repas. Tout le monde s’était ligué contre moi à cause de mon identité de genre. Une fois, les agents m’ont forcé à dormir dans la cour. Je n’ai pas cédé à la demande du chef de cellule, alors il m’a roué de coups. Une fois, j’ai été transféré de force vers la salle qu’il supervisait, mais j’ai refusé catégoriquement. Un jour, alors qu’on m’y conduisait comme d’habitude, j’ai été rapidement renvoyé dans la salle des jeunes en raison d’une visite d’inspection de la prison. À la fin de la visite, j’ai été renvoyé dans la salle des plus âgés où j’ai été battu et étranglé. J’ai failli mourir parce que j’étais asthmatique. Le fameux cabrane, qui était condamné à mort, menaçait de me tuer si je me plaignais au directeur de la prison. Alors j’ai choisi de garder le silence.

A.J. explique cet acharnement de ses codétenus contre lui par le fait qu’ils assistaient à la même audience et prenaient connaissance des charges retenues contre lui. Ils le battaient ou le harcelaient ensuite. Cette situation l’a amené à demander au juge une audience à huis clos et, parfois aussi, à nier son identité de genre pour éviter les coups et l’humiliation.

Un rapport considère que la situation des personnes LGBTQI+ dans les prisons est extrêmement préoccupante, du fait qu’elles sont exposées à toutes les formes de maltraitance.

A.J. poursuit son témoignage : « J’ai passé une épreuve très dure en prison, mais j’ai tenu bon et l’ai affrontée avec courage. J’ai été libéré après avoir purgé la moitié de ma peine. J’ai beaucoup pleuré à ma sortie de prison, mais j’ai réussi à m’en remettre. C’est pourquoi j’ai eu le courage de raconter mon histoire pour qu’elle puisse servir de leçon à tous ceux qui ont vécu ou vivront l’expérience carcérale au titre de l’article 230. Je pense souvent aux jeunes et aux personnes qui ont des difficultés à surmonter cette épreuve, surtout que leur intégrité physique et psychologique est en jeu. Nous vivons dans une grande prison qu’est la société, notamment pour ceux qui viennent d’un milieu conservateur. L’expérience carcérale est particulièrement cruelle pour les personnes LGBTQI+ car elles sont confrontées à des sanctions doubles : de la part des autres prisonniers et des agents pénitentiaires, en raison de leur identité de genre. Certains se sentent parfois obligés de nier qui ils sont pour profiter d’un semblant de paix. »


« Au temps du 230 » : des artistes dénoncent l’homophobie de l’État
– 21 May 2017 –

L’exposition collective « Au temps du 230 » a duré 4 jours du 17 au 20 mai 2017 à Dar Bach Hamba à la Médina de Tunis. Initiée par l’association féministe Chouf qui lutte pour les droits des minorités sexuelles en Tunisie, l’exposition est la première en son genre en Tunisie. «Au temps du 230» a réuni douze artistes entre peintres, photographes et caricaturistes qui dénoncent, chacun à sa façon, la loi 230 du code pénal qui criminalise l’homosexualité. Rappelons que dans le cadre de l’examen périodique universel des Nations Unies, la Tunisie a avoué, pour la première fois, la non conformité de la loi 230 avec la constitution de 2014 sans mentionner sa volonté de l’abroger.


Un rapport publié par l’association Intersection, intitulé « Queer en Tunisie : les vrais visages d’une justice absente – portraits documentaires de la violence et de l’exclusion», présente des témoignages de personnes ayant subi diverses formes de violence en raison de leur identité de genre et/ou orientation sexuelle. Le témoignage d’Isis, une femme transgenre condamnée à trois mois de prison après avoir riposté à un homme qui l’avait agressé, est édifiant. Elle dit avoir traversé une profonde dépression à cause de son emprisonnement. Elle raconte :

La prison est un endroit affreux, et on ne peut souhaiter à personne d’y aller. Vous n’imaginerez jamais comment les agents nous traitent : insultes à tout-va, avec des obscénités insoutenables pour nous intimider. Dans la cellule où j’ai été placée, si vous refusez à quelqu’un ses avances, il incitera tout le monde à vous violer.

Isis estime que la situation est devenue plus complexe sous le régime politique actuel. Les campagnes d’arrestation visant les personnes transgenres, en particulier pendant les fêtes du Nouvel An, se sont intensifiées, et l’emprisonnement est devenu pour eux/elles une fatalité.


Nawaat Debates: Quelle est la situation des LGBTQIA+ face à la répression du régime de Saied ?
– 21 Feb 2025 –

Les LGBTQIA+ et les organisations défendant leurs droits font face à la montée de la répression du régime. Cette répression s’ajoute à la précarité et au risque d’emprisonnement. Dans ce climat, quelle est la situation des LGBTQIA+? Quelles sont les marges de résistance pour les activistes dans une conjoncture politique marquée par l’invisibilisation et la marginalisation des enjeux relatifs aux libertés individuelles et collectives ?


La double peine des personnes transgenres

Les personnes LGBTQI+ arrêtées ou condamnées à des peines de prison sont confrontées à des situations très difficiles. Pour les transgenres, la situation est encore plus délicate, puisqu’ils/elles sont doublement punies en prison. « Les femmes transgenres condamnées à des peines de prison et transférées dans des établissements pour hommes subissent une double peine », explique Badr Baabou, l’un des fondateurs de l’association Damj, à Nawaat. Et de poursuivre : « Nous avons reçu de nombreux témoignages de prisonniers transgenres, notamment sur la prison de Mornaguia, qui comprend un pavillon spécial appelée le pavillon « H W » ou « Bit essyouda » (la chambre des Lions), où sont placées les prisonnières transgenres. Les témoignages recueillis décrivent le même constat : dès leur arrivée, les agents pénitentiaires s’emploient à les humilier. Elles sont entièrement déshabillées sous le regard vicieux d’une foule d’agents curieux de voir des corps à l’apparence féminine, mais avec des organes génitaux masculins. Elles sont ensuite transférées dans le pavillon spécial, qui n’est en réalité qu’une cellule d’isolement, sous prétexte de les protéger. Pourtant, elles y subissent un traitement des plus avilissants : elles sont forcées de se raser complètement la tête. Nous avons dénoncé cette pratique à la prison de Mornaguia, et l’administration pénitentiaire y avait, au début, réagi favorablement. Mais depuis 2023, elle a repris la même pratique. »

Depuis l’ère Ben Ali, la prison pour femmes de Messaadine à Monastir, ainsi que celle de Mornaguia, réservent des pavillons spéciaux aux détenues transgenres. Leur situation dans la prison pour femmes n’est pas différente de celle des pénitenciers pour hommes, où elles subissent des humiliations répétées de la part des autres détenues. Par exemple, elles se voient refuser l’accès aux espaces communs comme la cuisine ou les toilettes.

Entre 2011 et 2018, le nombre de détenues transgenres a atteint 3000, selon les statistiques officielles auxquelles l’association Damj a eu accès. Toutes les femmes transgenres sont confrontées au harcèlement sexuel et au trafic de leur corps : elles sont « vendues » par d’autres détenus, souvent contre un paquet de cigarettes, évidemment sans leur consentement. A noter aussi que la majorité d’entre elles sont sous l’emprise d’un prisonnier, souvent le chef de cellule, qui choisit une détenue transgenre comme partenaire sexuelle, sans son consentement. Si elle résiste, elle est punie et transférée dans une autre cellule réservée à des détenus purgeant de longues peines de prison, souvent pour des crimes de viol. Les femmes transgenres deviennent ainsi des proies pour ces détenus frustrés, explique Badr Baabou.

Juin 2024, Tunis – Mobilisation de militants queer à l’occasion de la Journée internationale de soutien aux victimes de la torture – Photos Nawaat – Alaa Agrebi

Certaines femmes transgenres sont condamnées sur la base de l’article 231 du Code pénal, qui stipule : « Hors les cas prévus par les règlements en vigueur, les femmes qui, par gestes ou par paroles, s’offrent aux passants ou se livrent à la prostitution même à titre occasionnel, sont punies de 6 mois à 2 ans d’emprisonnement (…) ». Cela constitue en soi une reconnaissance par l’Etat de leur identité de genre. Or, ces femmes sont détenues dans des prisons pour hommes. A leur sortie, elles tombent dans de graves crises psychologiques qui conduisent certaines d’entre elles à des tentatives de suicide ou des actes d’automutilation. Badr Baabou a analysé cet aspect pour Nawaat.

Les détenues transgenres sortent de prison psychologiquement brisées, à l’exception de quelques-unes qui ont eu le soutien d’une mère ou d’une sœur. Tandis que les autres se retrouvent emprisonnées à la maison. Nous détenons des témoignages d’ex-détenues transgenres, enfermées dans une pièce isolée au sein du domicile familial, avec la tête et les sourcils rasés. D’autres ont été expulsées du foyer familial, et se retrouvent sans abri, devenant ainsi des proies faciles pour l’exploitation sexuelle ou contraintes de se prostituer pour pouvoir se nourrir et payer leur loyer. Toutes ces vicissitudes laissent des blessures profondes dans leur esprit, faisant sombrer certaines dans la folie.

Amnesty International définit la torture comme « tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne. » La Tunisie a ratifié la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. L’article 25 de la Constitution tunisienne stipule que l’État protège la dignité de la personne humaine et l’intégrité physique, interdit la torture physique et morale, et précise que le crime de torture est imprescriptible. Cependant, des témoignages de personnes queer et des rapports des ONG –dont les autorités se vantent pourtant dans les forums internationaux- montrent que cet attirail de lois nationales et internationales ratifiées par la Tunisie reste, dans les faits, lettre morte.